Chapitre 23
Les cris moururent plus vite que je l’aurais imaginé et je fis de mon mieux pour me déplacer en ligne droite. L’obscurité était presque totale. J’aperçus en les dépassant deux portes sur ma gauche et j’avançai en trébuchant jusqu’à trouver la deuxième sur ma droite. Je la franchis et trouvai une échelle menant vers une sorte de tuyau ou de conduit, avec une lumière en haut qui devait bien se trouver un bon millier de kilomètres au-dessus de ma tête.
J’avais gravi deux ou trois échelons lorsque quelque chose me heurta au niveau du genou, agrippa mes jambes et tira. Je tombai au bas de l’échelle et la canne heurta bruyamment le sol. J’aperçus brièvement le visage d’un homme, puis mon agresseur émit un grognement inintelligible et me frappa violemment à l’œil gauche.
Je basculai et roulai en arrière sous l’effet du coup. La bonne nouvelle, c’était qu’il ne m’avait pas arraché le visage ni rien de ce genre, ce qui voulait dire que la personne qui m’avait balancé ce coup de poing était sans doute un mortel. La mauvaise nouvelle, c’était qu’il était bien plus massif que moi et qu’il possédait probablement bien plus de muscles. Il se jeta sur moi et tenta de m’agripper à la gorge.
Je courbai le dos et rentrai le plus possible la tête dans mes épaules pour l’empêcher de faire exploser mon crâne. Il me balança un autre coup de poing, mais c’est un art difficile lorsqu’on roule sur le sol dans le noir. Il me manqua et je décidai de le prendre en traître. Je lançai la main vers le haut et lui griffai les yeux de mes ongles. J’en touchai un et il poussa un cri accompagné d’un mouvement de recul involontaire. Je parvins à me contorsionner suffisamment pour m’extirper de son emprise et le poussai de toutes mes forces, ce qui ajouta à l’élan de son mouvement de recul. Il tomba, roula sur lui-même et entreprit de se relever.
Je lui donnai un coup de pied dans la tête avec mes chaussures de location. Ma chaussure s’envola, ce qui – j’en étais presque certain – n’arrive jamais à James Bond. Le gorille hésita, chancelant, si bien que j’ajoutai un coup de mon autre pied. C’était un dur. Il encaissa le coup et tenta de nouveau de se relever. Penché sur lui, j’abattis mon poing, façon marteau-piqueur, plusieurs fois sur sa nuque. Je hurlai tout en le frappant et les bords de mon champ de vision se mirent à brûler d’un éclat rouge.
Il s’écroula sur le sol, inanimé, terrassé par le coup du lapin.
— Putain, haletai-je tout en cherchant à tâtons la canne de Shiro, je ne me suis pas fait botter le cul.
— C’est le bon jour pour t’offrir un billet de loterie, lança Susan.
Elle descendit les derniers barreaux de l’échelle, de nouveau vêtue de son pantalon de cuir noir et de son manteau sombre. Elle vérifia que le gorille ne simulait pas, puis se tourna vers moi :
— Où est Shiro ?
Je secouai la tête.
— Il ne viendra pas.
Susan eut comme un hoquet, puis hocha la tête.
— Tu peux grimper ?
— Je crois, dis-je en examinant l’échelle. (Je lui tendis la canne :) Tu me tiens ça ?
Susan tendit la main pour saisir la lame. Il y eut un éclair argenté d’électricité statique et elle recula vivement la main en poussant un cri sifflant.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Épée magique.
— Eh bien, elle craint ! décida Susan. Vas-y. Je monterai derrière toi.
Je me débattis un peu avec la canne, puis la glissai du mieux possible sous ma ceinture de smoking. Je commençai à grimper à l’échelle et, une nouvelle fois, le cri de Deirdre retentit. Sa voix était cette fois totalement démoniaque et résonnait de façon étrange à travers les corridors de pierre.
— C’était pas… ? demanda Susan en agitant les doigts.
— Ouais. Grimpe, dis-je. Grimpe vite !
L’action et l’adrénaline m’avaient réchauffé, ou en tout cas c’était l’impression que ça me faisait. Mes doigts me picotaient mais ils étaient fonctionnels et je gagnai en vitesse tout en grimpant.
— Comment m’as-tu trouvé ?
— Shiro, répondit Susan. Nous sommes allés chez Michael pour demander de l’aide. Il semblait savoir où aller. Comme par instinct.
— J’ai vu Michael faire ça, une fois, répondis-je en haletant. Il m’a dit qu’il savait comment trouver l’endroit où on avait besoin de lui. Elle est encore longue cette putain d’échelle ?
— Encore au moins six ou huit mètres, lança Susan. Elle vient de la cave d’un immeuble abandonné au sud du quartier des affaires. Martin nous attend dans la voiture.
— Pourquoi est-ce que ce type t’a parlé d’une confrérie lorsqu’il t’a vue à la vente de charité ? demandai-je. Quelle confrérie ?
— C’est une longue histoire.
— Résume-la.
— Plus tard.
— Mais…
Je n’eus pas l’occasion de protester plus avant car je glissai et manquai de tomber en atteignant le haut de l’échelle. Je retrouvai mon équilibre et m’avançai à l’intérieur d’une pièce entièrement sombre. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et vit la silhouette de Susan qui se découpait légèrement sur une lumière d’or et de vert mêlés.
— C’est quoi cette lumière ? demandai-je.
— Des yeux, répondit Susan. (Sa voix était un peu tremblante.) En train de monter. Bouge de là.
Ce que je fis. Susan glissa sur le sol près de moi tandis que la lumière vert et doré gagnait en intensité. J’entendis le sifflement métallique des cheveux de Deirdre en contrebas. Susan se tourna et tira quelque chose de la poche de sa veste. Il y eut un tintement métallique. Puis elle murmura :
— Un. Et mille. Deux. Et mille. Trois. Et mille. Quatre. Et mille.
Puis elle laissa tomber quelque chose le long de l’échelle.
Elle se retourna vers moi et je sentis ses doigts couvrir mes yeux en écartant ma tête de l’échelle. Je compris alors et me penchai à l’opposé du puits d’où sortait l’échelle juste avant que surviennent un bruit d’une puissance infernale et un flash de lumière qui me sembla écarlate à travers les doigts de Susan.
Mes oreilles tintèrent et mon sens de l’équilibre se fit la malle. Susan m’aida à me remettre debout et entreprit de se déplacer dans le noir d’un pas vif et assuré. J’entendis les cris de fureur de la démone qui montaient du puits, de plus en plus faiblement.
— C’était une grenade ? demandai-je.
— Seulement incapacitante, expliqua Susan. Beaucoup de lumière et de bruit.
— Et tu avais ça dans ta poche ?
— Non. Martin l’avait. Je la lui ai empruntée.
Je trébuchai sur un obstacle vaguement élastique dans l’obscurité, une forme inanimée.
— Hou là ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Je ne sais pas. Une sorte d’animal de garde. Shiro l’a tué.
Mon pied s’enfonça ensuite dans quelque chose d’humide et de tiède qui imbiba immédiatement ma chaussette.
— Génial.
Susan ouvrit à la volée une porte menant sur le Chicago nocturne et je pus de nouveau voir quelque chose. Nous laissâmes le bâtiment derrière nous et descendîmes une volée de marches en béton jusqu’à la rue. Je ne reconnaissais pas ce coin à première vue, mais ce n’était pas un quartier tranquille. Il en émanait une impression angoissante qui aurait fait passer Boyz N the Hood pour Mary Poppins. Le ciel était légèrement illuminé. De toute évidence, l’aube n’était pas loin.
Susan scruta la rue de tous les côtés et jura à mi-voix.
— Où est-il ?
Je me tournai pour regarder Susan. Les volutes et les pointes sombres de son tatouage étaient toujours visibles sur sa peau. Son visage me semblait plus émacié que dans mon souvenir.
Un nouveau cri suraigu nous parvint depuis l’intérieur du bâtiment.
— C’est vraiment pas le bon moment pour être en retard, dis-je.
— Je sais, dit-elle en ouvrant et en refermant les poings. Harry, je ne sais pas si je pourrai contenir cette salope démoniaque si elle nous attaque de nouveau. (Elle baissa les yeux sur sa main, sur laquelle le tatouage s’enroulait et s’incurvait.) Je suis presque au bout.
— Au bout ? dis-je. De quoi ?
Sa lèvre se retroussa en une grimace silencieuse et ses grands yeux noirs scrutèrent la rue une fois encore.
— De mon contrôle.
— Oooooookay, dis-je. On ne peut pas rester là. Il faut qu’on bouge.
Juste à ce moment-là, un moteur gronda et une berline de location verte tourna au coin en faisant crisser ses pneus. Elle fit une embardée du mauvais côté de la rue puis grimpa sur le trottoir avant de s’arrêter.
Martin ouvrit la portière arrière d’un geste vif. Une coupure lui balafrait la tempe et du sang avait coulé le long de sa mâchoire. Des tatouages similaires à celui de Susan mais en plus épais encadraient un de ses yeux et la partie gauche de son visage.
— Ils sont derrière moi, dit-il. Faites vite.
Il n’eut pas besoin de le dire deux fois. Susan me projeta sur la banquette arrière et s’engouffra juste après moi. Martin avait déjà relancé la voiture avant qu’elle ait refermé la portière. En regardant par la vitre arrière, je vis qu’une berline nous suivait. Au pâté de maisons suivant, une deuxième voiture se glissa derrière la première et les deux accélérèrent sur nos talons.
— Bon sang ! gronda Martin en jetant un coup d’œil dans son rétroviseur. Qu’est-ce que vous avez fait à ces gens, Dresden ?
— J’ai dit « non » à leur responsable du recrutement, dis-je.
Martin hocha la tête et fit faire une embardée à angle droit à la voiture.
— On dirait qu’ils ne savent pas très bien gérer les refus. Où est le vieil homme ?
— Parti.
Il expira par le nez.
— Ces idiots vont nous faire atterrir en prison si ça continue comme ça. Ils sont vraiment remontés contre vous ?
— Plus que la plupart des gens.
Martin opina du chef.
— Vous avez un refuge sûr ?
— Chez moi. J’ai des glyphes d’urgence que je peux activer. Ils seraient capables de bloquer même les envois postaux d’un club de vente de disques par correspondance. (Je haussai les sourcils en direction de Susan.) Pendant un temps, en tout cas.
Martin prit un autre tournant en épingle à cheveux.
— Ce n’est pas loin. Vous pourrez sauter de la voiture. Nous les attirerons plus loin.
— Impossible, objecta Susan. Il peut à peine bouger. Il a été blessé et il pourrait se retrouver en état de choc. Il n’est pas comme nous, Martin.
Celui-ci fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— J’irai avec lui.
Il observa Susan pendant plusieurs secondes dans le rétroviseur.
— C’est une mauvaise idée.
— Je sais.
— C’est dangereux.
— Je sais, dit-elle d’une voix tendue. On n’a pas le choix. Ni le temps de discuter.
Martin reporta son regard sur la route et demanda :
— Tu es sûre ?
— Ouais.
— Que Dieu vous vienne en aide à tous les deux, alors ! Soixante secondes.
— Attendez une minute, dis-je. Qu’est-ce que vous…
Martin fit crisser les pneus à un nouveau tournant et la voiture s’élança en rugissant à toute vitesse. J’allai heurter la portière de mon côté et m’écrasai la joue contre la vitre. J’en profitai pour reconnaître mon quartier. Je jetai un coup d’œil au compteur de vitesse de la voiture et me pris à souhaiter ne pas l’avoir fait.
Susan glissa une main dans mon dos pour ouvrir la portière et m’annonça :
— On descend ici.
Je la regardai d’un air surpris puis fis un geste vague en direction de la portière.
Elle croisa mon regard et ce fameux sourire à la fois dur et ravi s’étala sur ses lèvres.
— Fais-moi confiance. C’est un truc pour les gamins.
— Les dessins animés, c’est pour les gamins. Les zoos, c’est pour les gamins. Sauter d’une voiture en marche, c’est pour les dingues.
— Tu l’as déjà fait auparavant, m’accusa-t-elle. Les lycanthropes.
— C’était différent.
— Oui. Tu m’avais laissée dans la voiture.
Susan grimpa par-dessus mon entrejambe, qui apprécia beaucoup. En particulier du fait de son pantalon en cuir moulant. Mes yeux étaient parfaitement d’accord avec mon entrejambe. En particulier à propos de ce pantalon en cuir moulant. Puis Susan s’accroupit, un pied sur le plancher, une main sur la portière, et me tendit son autre main.
— Viens.
Susan avait changé durant l’année écoulée. Ou peut-être que non. Elle avait toujours été douée pour ce qu’elle faisait. Elle s’était simplement concentrée sur autre chose que les reportages. Elle était désormais capable d’affronter des meurtriers démoniaques en combat à mains nues, d’arracher des appareils ménagers du mur pour les balancer d’une seule main, et d’utiliser des grenades dans le noir. Si elle se disait capable de sauter d’une voiture en marche et de faire en sorte qu’aucun de nous n’en meure, je la croyais. Et puis merde, pensai-je. Ce n’était pas comme si je ne l’avais pas déjà fait avant… quoiqu’à une vitesse cinq fois moins élevée.
Mais il y avait quelque chose de plus profond que ça, quelque chose de plus sombre que le sourire carnassier de Susan avait réveillé en moi. Une partie sauvage et irresponsable de mon être qui avait toujours adoré le danger, l’adrénaline, et qui avait toujours aimé me mettre à l’épreuve face à tous les dangers potentiellement mortels croisant mon chemin. Il y avait quelque chose d’extatique à se trouver sur le fil du rasoir, une énergie vitale introuvable ailleurs. Et une partie de moi – une partie stupide, démente, mais indéniablement puissante – se languissait lorsque c’était terminé.
Cette sauvagerie s’empara de moi et m’affubla d’un sourire équivalent à celui de Susan.
Je pris sa main. La seconde d’après, nous sautâmes hors de la voiture. Et je m’entendis rire comme un dément.